- Traditionnellement épargné, le numéro un du pouvoir se retrouve sous un déluge de critiques. Inédit, ce mécontentement affiché reflète la crise de légitimité d’un système qui a maintenu Ahmadinejad à sa tête envers et contre tout.
Un expatrié iranien brandit des caricatures de l’ayatollah Khamenei et de Mahmoud Ahmadinejad, lors d’une manifestation organisée à Tokyo, le 25 juillet dernier.
Le massage se lit entre les lignes. Mais il est sans concession. Dans les pages du journal Aftab, le «guide de la révolution islamique» n’est plus «suprême ». Cela fait presque deux semaines, déjà, que le quotidien réformiste écorche discrètement le titre d’Ali Khamenei, numéro un du régime, en omettant volontairement d’ajouter cet adjectif sacré – et obligatoire. Si l’affront est passible de sévères représailles, le mur de la peur est tombé. «Khamenei se pensait intouchable. Depuis le début de la crise postélectorale, sa légitimité n’a jamais été autant contestée», relève un journaliste iranien.
L’élection du 12 juin dernier a changé la donne. En soutenant explicitement Mahmoud Ahmadinejad, dont l’élection reste vivement contestée, Ali Khamenei a perdu son traditionnel statut d’arbitre. «Pendant vingt ans, il a cultivé une image de guide magnanime, qui reste au-dessus des querelles politiques. Cette fois-ci, il a choisi ouvertement son clan», analyse Karim Sadjadpour, spécialiste de l’Iran à la Fondation Carnegie Endowment for International Peace.
Quand il hérite du pouvoir suprême, à la mort de l’imam Khomeyni, père de la révolution islamique, en 1989, Ali Khamenei ne dispose ni du charisme, ni du prestige de son prédécesseur. Simple hodjatoleslam (clerc de rang intermédiaire dans la hiérarchie religieuse), il est précipitamment promu ayatollah – un titre indispensable à sa nomination – avant d’accéder au poste le plus puissant du pays. Selon la Constitution en vigueur, ses pouvoirs sont quasi illimités. Il contrôle les principaux leviers de l’État, la justice, l’armée, les gardiens de la révolution. C’est lui, aussi, qui nomme directement le chef de la radiotélévision. Mais il doit également composer avec des personnalités élues par le peuple : les députés du Parlement, le président de la République, et à partir de 1999, les représentants des conseils municipaux. Au fil des années, ces derniers ouvrent le débat à des thèmes pro-démocratiques.
Équilibre rompu
Pour compenser son manque d’autorité dans l’establishment politico-religieux, Khamenei se cherche des appuis de taille. Retranché dans la très opaque «Beit-e Rahbari» («La Maison du guide»), il s’entoure d’une armée de conseillers, dont son fils, qui l’encouragent à combattre le fléau de ce qu’ils décrivent comme une «invasion culturelle occidentale». Objectif : étouffer le mouvement des réformes, amorcé en 1997 par Mohammad Khatami, tout en entretenant une certaine neutralité apparente.
D’après Karim Sadjadpour, cinq facteurs lui permettent alors de renforcer discrètement son pouvoir : un vaste réseau de commissaires dans tout le pays, un Parlement conservateur faible, la montée en puissance des gardiens de la révolution en politique mais aussi dans l’économie, le désengagement de la jeunesse iranienne déçue par l’absence de réformes, et enfin l’élection d’Ahmadinejad, en 2005, qui a permis de marginaliser un de ses principaux détracteurs, l’ayatollah Rafsandjani, un conservateur pragmatique, enclin à une certaine ouverture. Au dernier scrutin, il finit par trancher ouvertement en faveur de son protégé, comparant sa réélection à une «fête». «Le guide était le point d’équilibre de la lutte entre les factions politiques iraniennes, le garant implicite de la règle du statu quo qui protégeait le système du déséquilibre en faveur de l’une ou l’autre de ces factions. Cette fois, il a pris parti, il a entériné la suprématie des gardiens de la révolution, se réjouissant de la victoire d’Ahmadinejad, couvrant la fraude», remarque Frédéric Tellier, analyste principal pour l’Iran au sein du think-tank International Crisis Group.
Cette prise de position signale une volonté de reprise en main. Mais elle l’expose, du coup, aux critiques les plus féroces. «Ahmadinejad commet des crimes ! Khamenei le soutient !» dit l’un des nombreux slogans en vogue dans les manifestations, et qui fait référence à la violente répression contre les protestataires. Les plus audacieux osent même hurler «Mort à Khamenei !» – une insulte passible de la peine capitale. Le tollé provoqué par son appui aveugle à Ahmadinejad est tel que le clergé multiplie les mises en garde contre la chute du système. L’ayatollah Rafsandjani parle de «crise de confiance du régime». Mohammad Khatami, lui, appelle «à un référendum» pour apaiser les tensions. Signe encore plus embarrassant pour Khamenei, un seul des dignitaires religieux les plus influents de la ville sainte de Qom s’est contenté de complimenter Ahmadinejad pour sa réélection. Ces derniers jours, la presse locale évoquait même le projet de certains grands ayatollahs influents de s’exiler à Nadjaf, l’autre «Vatican» du chiisme, dans l’Irak voisin, en signe de contestation…
Nécessaires concessions
Ces fissures sans précédent depuis la révolution de 1979 sont pourtant loin de sonner le glas de la République islamique. «Ahmadinejad et plus largement le réseau des Pasdaran lui offrent les meilleures garanties pour l’avenir de la République islamique, garanties de fidélité aux principes fondateurs de la République islamique et à la ligne de l’imam Khomeyni», note Frédéric Tellier. «Notre peuple défendra son guide jusqu’à la dernière goutte de sang», déclarait, vendredi dernier, l’ayatollah conservateur Ahmad Khatami, lors de la grande prière, en disant vouloir dénoncer les «complots» visant à affaiblir le guide.
Cependant, Khamenei devra, pour survivre, composer avec plusieurs obstacles, y compris dans son propre clan. À commencer par les caprices d’Ahmadinejad. La semaine dernière, il aura fallu qu’il publie sur son site Internet la copie d’une lettre manuscrite adressée au président trouble-fête pour finalement imposer son veto à la nomination d’Esfandiar Rahim Mashaie comme vice-président. La crise de légitimité du système, provoquée par les manifestations postélectorales, risque aussi de forcer le numéro un du régime à faire des concessions à l’opposition iranienne. Mardi, il a ainsi donné l’ordre de fermer le centre de détention de Kahrizak, où de nombreux opposants ont été incarcérés et maltraités. «Aujourd’hui, le guide doit jouer l’apaisement face à une crise dont il n’a pas anticipé l’intensité et l’ampleur», constate Frédéric Tellier.
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